X) Perspectives



Pour plus de clarté, nous raisonnerons ici sur le modèle du tournesol, et nous l’envisagerons à deux niveaux : le niveau macroscopique et le niveau microscopique.

a)
Niveau macroscopique :


Dans le capitule de tournesol, les nœuds du maillage sont matérialisés par les fleurs ou par les graines ; ce sont elles qui dessinent les spirales. Comme nous l’avons vu précédemment, le maillage évolue du centre du capitule vers sa périphérie, pour atteindre finalement la phase (34, 21) ou même (34, 55). Cette évolution se poursuit de manière continue pendant toute la croissance, et la divergence se rapproche de plus en plus d’une valeur limite, qui n’est autre que la section d’or.

Ces transformations du réseau peuvent être décrites mathématiquement dans le cadre général du maillage dynamique ; cette description n'est pas une explication au sens physique (ou biologique) du terme, mais elle nous oriente nettement vers deux familles d'explications.

La première famille comprend des explications basées sur des notions de physique, toutes plus ou moins équivalentes à la théorie d'Adler : la stabilité des structures fibonaciques est due à la pression de contact, ou à une élasticité des tissus tendant à favoriser les assemblages les plus compacts, ou à une croissance différentielle tendant à rééquilibrer la densité du réseau, etc .

La seconde famille s'inspire de la biochimie : les organes (cellules, primordia, feuilles ou fleurs, fibres) ont une croissance orientée, influencée par les cellules ou les organes voisin(e)s, par contact direct, selon un "langage" chimique codé.

 


b) Niveau microscopique :

Le maillage dynamique explique sans difficulté le passage d’une structure de Fibonacci à la suivante ; mais il faut partir d’une structure de Fibonacci préexistante.

A quel moment cette structure se forme-t-elle ?

Partons des fleurs composant le capitule de tournesol, et remontons dans le temps, jusqu'aux primordia : on peut les observer au microscope, autour de l’apex ; chacun est formé d'un grand nombre de cellules ; ils se partagent l'espace disponible, sous forme de "zones d' influence" contiguës, disposées en spirale plus ou moins régulière, dont la divergence est encore mal définie.
Voir par exemple
des photos et explications sur le site suivant : http://interstices.info/display.jsp?id=c_10928&qs=id%3Djalios_5001

Quelle est l' origine de ces zones ?

Il nous semble que la réponse peut être recherchée dans deux directions différentes :

- la première démarche consiste à admettre que l'ordre se crée au moment de la formation des primordia, par un mécanisme bien différent de celui qu'on observe au niveau macroscopique : l'envoi de messages chimiques à distance. C'est la théorie de l' inhibition, basée sur la diffusion.

- l'autre démarche consiste à étendre les conclusions élaborées au niveau macroscopique (version biochimique), et à les prolonger le plus loin possible, jusqu'aux primordia, ou même au-delà, jusqu'aux cellules, en une théorie des liaisons généralisée.


 Pour bien comprendre la théorie des inhibiteurs, on peut s' inspirer de l' exemple de la ruche d' abeilles, dans laquelle la reine, par une sécrétion de phéromones, inhibe l' apparition d' autres reines dans son voisinage : quand la reine meurt, l' inhibition est levée, et d' autres reines naissent aussitôt un peu partout dans la ruche ; on peut s' inspirer aussi, et surtout, de la dominance du bourgeon apical chez les végétaux : les jardiniers savent que, lorsque le bourgeon terminal d'un arbuste est détruit, un bourgeon axillaire, situé plus bas, prend le relais. L' interprétation classique se base sur les agents de croissance (auxines et cytokinines principalement) : le bourgeon principal agit comme une pompe, qui draine les auxines vers le sommet de la plante ; ce flux, en modifiant la perméabilité cellulaire des bourgeons secondaires (et en perturbant, semble-t-il, l' action des cytokinines), bloque leur développement. Cet équilibre biochomique entre les bougeons pourrait-il agir aussi à l' intérieur de ceux-ci ?

Un travail récent (D. Reinhardt, E-R. Pesce, P. Stieger, T. Mandel, K. Baltensperger, M. Bennett, J. Traas, J. Friml, C. Kuhlemeier, in Nature 426, 255-260, 20 novembre 2003) va dans ce sens : le rôle clé serait joué par les protéines impliquées dans le transport des auxines. A l' intérieur du bourgeon, les primordia joueraient le rôle de pompes à auxines (exactement comme le bourgeon apical d' une plante) ; la répartition hétérogène des auxines, résultant de cette "aspiration", suffirait à expliquer que les nouveaux primordia soient obligés de se former "assez loin" des précédents.

Pour voir une illustration animée (et interactive) de cette théorie des inhibiteurs, visionnez l'applet 18 (chapitre XI).
(On pourra trouver d'autres variantes de cette animation, inspirée par Douady et Couder, sur plusieurs sites internet.)

Le mouvement trop rectiligne des primordia pourrait être corrigé en faisant intervenir des forces de contact (action / réaction), de manière à les obliger à s'arranger en mailles régulières ; mais alors nous revenons vers les idées d'Adler. Remarquons également que notre simulation utilise une vitesse de fuite inversement proportionnelle à la distance au centre, de manière à conserver une densité constante ; ceci s'explique mieux par les contacts que par les inhibiteurs ...

Nos simulations numériques montrent qu'on peut obtenir des structures fibonaciques élaborées, à condition de faire croître la fréquence d'apparition des nouvelles cellules (ou de faire décroître leur vitesse de fuite), ce qui est difficile à admettre pour un botaniste ... Mais on peut obtenir aussi, selon les paramètres fixés à l'origine, des structures régulières comportant, par exemple, des jeux de 7 parastiques, ou 11, etc. Or nous ne voyons jamais de telles structures dans le monde végétal.

On peut se demander pourquoi notre applet ne conduit pas toujours à une structure de Fibonacci ; mais on peut se demander surtout pourquoi elle conduit parfois à ce type de structure. En effet, les explications que nous avons données dans le cadre du maillage dynamique s'appliquent mal ici, puisqu'il n'y a pas de maillage. Mais nous proposons, dans la partie "compléments", une page qui répond, partiellement, à cette question délicate.

En définitive, il nous semble que la théorie des inhibiteurs est un bon candidat pour expliquer très simplement la formations de structures alternes-distiques, à divergence proche de 0,5 (qui constituent le premier palier de Fibonacci), ou de structures élémentaires faiblement spiralées de type (3, 5), mais pour le passage aux paliers suivants, elle doit passer la main au maillage dynamique, et à la théorie des contacts (sous la forme proposée par Adler, ou une autre).


Dans la théorie des liaisons cellulaires, ce sont les protéines adhésives situées dans les membranes qui jouent le rôle central. Ces molécules sont nombreuses (cadhérines, intégrines, sélectines, immunoglobulines ...) et leur mode d' action est très complexe (voir par exemple l'artice de Lisa Garnier : "Des adhésifs dans nos cellules", Science&Vie n° 228). Elles sont reliées (directement ou indirectement) au cytosquelette interne (filaments d' actine)  et traversent la membrane cellulaire dans des zones particulières (jonctions étanches, ceintures d' adhérence, desmosomes).  Elles ont un comportement dynamique rapide : les molécules d' actine sont renouvelées toutes les deux minutes environ, selon les chercheurs de l' institut Curie.
L' étude du cycle de renouvellement de ces protéines est très prometteur : comment est-il régulé ? Comment naissent, vivent et meurent les desmosomes ? Existe-t-il un phénomène de vieillissement, susceptible de rendre les liaisons anciennes plus fragiles que les récentes ? On ne peut pas encore répondre de manière simple et définitive à ces questions, mais la multiplicité des molécules mises en jeu permet d' imaginer des mécanismes multiples.

Pour voir une applet java illustrant une théorie des contacts poussée à l'extrême, visionnez l'applet 22 (croissance algorithmique).
(A notre connaissance, ce type d'animation est totalement nouveau.)

Cette applet présente la théorie des contacts d'une manière presque trop parfaite pour être vraie : c'est une simplification et une idéalisation mathématique ; l'observation de l'apex d'un bourgeon, au microscope, ne montre pas de cellules circulaires arrangées avec régularité ! Là encore, ce serait sans doute une erreur de vouloir tout expliquer, de la cellule jusqu'à la fleur ou à la tige, par un mécanisme unique.
Cette applet est bâtie sur les notions de "contact" (physique) , mais les botanistes préfèreront sans doute la notion de "liaison" (biochimique) ; il existe des passerelles :

- La notion d'équilibre peut être remplacée par celle de tropisme : au lieu de regarder vers le bas (vers les cellules qui "supportent" une cellule donnée), on peut se tourner vers le haut, et observer vers quelles cellules elle est "aspirée" : par exemple, la cellule de rang n va entrer en contact avec les cellules de rang n-2, n-3, puis n-5, n-8, n-13, etc ... Chaque fois, elle "va chercher" le contact suivant entre les deux précédents ; ce "tropisme" ou cette "aspiration" peuvent s'interpréter comme une croissance orientée selon des principes simples ;
- Parmi ces principes, figure nécessairement l'alternance :
si un "proto-primordium" est "aspiré" par deux autres situés au-dessus de lui (une aspiration dominante, l'autre dominée), il va abandonner la plus faible pour une autre, qui va devenir dominante ; s'il est aspiré fortement à droite et faiblement à gauche, ce sera l'inverse après l'établissement d'une nouvelle liaison. Curieux basculement, que nous avons retrouvé tout le long de notre étude ...
- Les hélices et spirales végétales pourraient être le résultat de la répétition, de l'échelle du primordium (ou de la cellule ?) jusqu'à celle de la tige ou de la fleur, d'un même mécanisme élémentaire : en cela, elles s'apparenteraient aux structures fractales, souvent signalées chez les plantes (mais le mot "fractale" n'a plus tout à fait le même sens ici que dans les premiers articles de Mandelbrot) ;
- Il serait évidemment capital de préciser les supports chimiques de ces notions de contact, de liaison, de dominance, de basculement, et de croissance orientée.

Nous ne pouvons qu'inciter les biologistes à poursuivre l'étude des membranes cellulaires et de leur dynamique.

Avant de terminer, rappelons une observation peu (ou pas) connue : c'est l'existence (particulièrement chez les dipsacaceae) d'inflorescences spiralées à nombres de parastiques inhabituels, tels que 10, 16, 26, 42 ... , c'est-à-dire le double des nombres de Fibonacci. Comme ces espèces ont des feuilles opposées-décussées, on peut penser qu'il y a ici deux mécanismes à l'oeuvre :
- la disposition opposée-décussée s'explique bien par la théorie des inhibiteurs ;

- le passage de cette disposition opposée-décussée à la structure spiralée originale qu'on observe dans l'inflorescence semble être la signature du maillage dynamique.
Ceci nous semble être un argument en faveur d'une théorie hybride.

 

Conclusion

Il va de soi qu’une approche purement mathématique ne pourra jamais départager les modèles phyllotaxiques : seules l’ observation et l’ expérimentation permettront de le faire. La conclusion reviendra donc aux biologistes. Mais l’ outil mathématique joue un rôle essentiel, car il permet de montrer comment des mécanismes extrêmement simples, et très différents les uns des autres, peuvent engendrer les mêmes structures : celles qu’ on observe dans le monde végétal.